Extraits biographiques

Une vie tant aimée, une biographie au coeur de la Gironde
Feu sacré biographie d'Andrée Jollet
Je me souviens d’une odeur. Une de celles qui vous fait saliver et creuser l’estomac. En bas de la rue du Château, le beurre salé crépitant mélangé à la pâte étalée dans la grande poêle nous indiquait de hâter le pas sur le retour de l’école. Pressés de jeter cartables, chaussures et les soucis d’écoliers vécus dans la matinée, nous remontions la rue à grandes enjambées. Nous étions vendredi et la pause déjeuner s’annonçait délicieuse. Une semaine sur deux, une montagne de galettes nous attendait pour le repas. Maman connaissait le langage de nos ventres. Et nos appétits d’enfants affamés ne la contredisaient jamais. Définitivement, le vendredi-galette était de loin mon jour préféré de la semaine !
J’avais 24 ans, Colette 26 et nous avions une idée en tête : nous marier. Fonder une famille, construire un foyer et avoir des enfants. Moi, j’en voulais plein. Une ribambelle. Un tas d’enfants dont les rires rempliraient la maison et mon cœur. Joséphine Baker était mon modèle et comme elle je voulais ma « tribu arc-en-ciel » . Bien sûr, il n’était pas question de me projeter dans cinq mariages successifs comme cette artiste résistante, mais l’idée d’être entourée de toute une tribu ne me lâchait pas. J’avais connu la joie d’une fratrie aux dimensions hors-normes, je voulais retrouver cela dans mon futur rôle de mère. En attendant que cela puisse arriver, je rêvais et me plaisais à imaginer celui qui pourrait devenir le père de ces futurs enfants. J’avais bien un Pierre mais c’était de la bagatelle.
Café de la gare de Caen, appréhension et cœur battant, je suis partie à la rencontre de ma vie de jeune femme en devenir. Colette, assise à une table près de l’entrée, faisait le guet. Je n’allais tout de même pas me retrouver seule dans un lieu public avec une personne que je ne connaissais pas. Je ne sais plus bien dans quel état d’esprit je me trouvais lorsque je me préparais. Probablement un brin anxieuse, l’estomac noué par cette rencontre que je pressentais importante. Toujours est-il que j’avais prévenu Jean-Pierre, je porterai du vert. Il fallait bien que l’on se reconnaisse ! A peine passé la porte du café, j’ai aperçu mon prétendant. Je me souviens d’un homme brun à lunettes, plutôt petit, avec un air sévère. Il portait un costume foncé, un collier de barbe et une drôle de cravate. Véritable allure de chercheur ou de professeur. Moi qui rêvais de me marier avec un grand blond !
De quoi discutions-nous lors de ce début de trajet ? Quelle chanson passait à la radio ? Y avait-il un point sur l’actualité ? Aucune idée. Je revois seulement par flash la route de Fontainebleau, grande départementale séparée par une ligne blanche continue. Le camion, qui nous précédait. Puis la R5, derrière nous, impatiente de vitesse. Quelle pouvait être cette urgence qui lui fit mordre la ligne blanche pour parvenir à nous doubler et se glisser juste derrière le camion ? Nous ne l’avons jamais su. Tout est allé très vite. Et ce que je livre ici est le fruit de ce que l’on m’a raconté après. Quand il a fallu comprendre l’inexplicable... Mais avant cet après, il y a eu le moment. Celui où tout bascule. La voiture en face, bien plus rapide que de raison. Son conducteur ivre, sans doute surpris par cette R5 pressée arrivant sur sa trajectoire. Le coup de volant, brusque et violent, pour l’éviter. Le choc sur la rambarde à droite, puis le rebond, fatal, sur notre voiture, de l’autre côté de la ligne. Trou noir.