Extraits biographiques
Feu sacré - Fragments de vie d'Andrée Jollet
« Saint-Médard – Bordeaux, Bordeaux – Saint-Médard… Les allers-retours vers mon émancipation ont commencé et la fatigue des heures laborieuses, elle, s’est installée progressivement. 1968, c’était une fin de journée comme une autre. Je devais retrouver mon père en centre-ville pour faire un énième trajet retour vers notre campagne. Mon bureau se situait dans le quartier des Quinconces, à quelques kilomètres de la gare. Mon père avait décidé qu’il fallait m’emmener et me ramener en voiture autant que faire se peut. C’était une fin de journée comme une autre mais c’était un jour sans. Sans saveur, sans joie, et sans lueur comme peut l’être parfois le ciel bordelais. Monsieur Prier l’a senti. Ça n’allait pas. Son regard s’est posé sur moi avec cette question au fond des yeux. Le fameux « ça ne va pas ? » qu’on redoute autant qu’on espère. Le « fameux » est arrivé et j’ai tout lâché : la fatigue, les allers-retours et ma raison de vivre, Fabrice. Et d’une phrase brève, mais pleine d’espoir je l’ai entendu me dire : « Andrée, vous allez trouver un appartement pour vous et votre enfant et je serai votre caution ». Aujourd’hui encore je me souviens de l’écoute bienveillante, attentive et protectrice de Monsieur Prier.
Plus qu’une caution, c’était un ange gardien. »
« Jusqu’en 1982, je me suis investie dans la vie syndicale du centre de gestion agricole. Jusqu’en 1982, ils m’en ont fait baver. J’étais syndiquée. J’étais une femme. J’ai pas lâché. J’ai créé le comité d’entreprise, organisé les œuvres sociales, négocié la convention collective. Alors là, je crois que ça a été le pompon pour eux ! Comment une petite aide comptable pouvait monter à Paris et participer aux négociations d’une convention collective ? Mon patron avait même appelé le secrétaire général de la CFDT pour s’en plaindre. Faut voir comme il a été reçu ! Son coup de téléphone et sa remarque étaient une entrave à un droit fondamental. Voilà ce qu’il s’est entendu dire à l’autre bout du fil. Et bim pour le patron ! A la suite de ça, insidieusement, j’ai été mise à l’écart dans les bureaux. »
« Je me souviens d’un jour en particulier où j’ai accompagné des ouvriers viticoles à l’élection des délégués du personnel. Sauternes, grand château, marquis et gens bien nés, voilà le tableau de l’entre soi bourgeois et aristo dans lequel nous sommes arrivés ce matin d’élection. Rapide tour du domaine par Monsieur le propriétaire. Il pensait peut-être que nous ne verrions rien. C’était sans compter mon regard aiguisé question injustice et mauvais traitement. L’une des employées a tenu à nous faire visiter les logements de fonction. J’ai poussé un « ouuh ! » de surprise et d’effarement lorsque j’ai découvert les conditions dans lesquelles ces personnes vivaient. Un matelas à même le sol au milieu d’une pièce entourée de murs moisis et fissurés. Et le froid, présent dans les moindres recoins de l’espace. Un froid lâche et perfide qui ne se voit pas mais s’infiltre partout. Dans la nuit des sommeils assommés. Dans le jour du petit matin. Dans les corps jamais au repos. J’ai appris un peu plus tard que ces employées qui se tuaient à la tâche devaient encore le soir venu aller voler du bois dans la forêt voisine. Pour se chauffer et réchauffer. Comment auraient-elles survécu sinon ?
Toujours ce même jour, une autre employée souffrant d’une maladie professionnelle a pris la parole pour nous raconter qu’elle avait demandé à son patron de faire des réparations dans son habitation insalubre. Fin de non recevoir. « Vous n’avez qu’à déménager ! » lui avait rétorqué l’employeur au grand cœur. Témoins de ces situations, nous agissions pour aider ces personnes qui gagnaient une misère. Dans ce cas précis, nous avons accompagné cette femme malade vers une reconversion professionnelle. Puis nous avons travaillé main dans la main avec des avocats bien décidés à faire respecter les lois Auroux en vigueur depuis 1982. »
« J’ai traversé des trous noirs. Des zones d’ombres. Confondu le Styx et la Garonne. J’ai baissé la tête mais je n’ai jamais courbé l’échine. J’ai perdu. Des combats. Un enfant. Une petite-fille. Un allié. Maurice.
Février 2004. La toux s’était invitée chez nous. Et son cortège de colocataires : fièvre, fatigue et gorge sensible. Le trio gagnant d’une bronchite réussie. Comme chaque hiver, Maurice était malade. Comme chaque hiver, pipe au bec, il attendait que ça passe. Je me souviens précisément. 7 février, à la maison, en RTT, une quinte de toux plus importante qu’une autre m’a fait sursauter. J’ai regardé Maurice. Il était pâle et transpirait à grosses gouttes. Ce n’était pas normal. J’ai appelé le médecin. « Ne trainez pas ! Allez à l’hôpital ! ». Direction Pasteur. Centre hospitalier de Langon. Il est entré. Je suis sortie. J’ai attendu. Un problème aux poumons a été diagnostiqué. Ils l’ont gardé. C’est tout. Guère plus de détails. Chaque information médicale était arrachée au prix d’une longue et interminable attente. Je n’ai rien lâché. Une IRM était prévue pour le 10 mars. Pour voir. « Qu’avait-il ? Mais qu’avait-il enfin ?! ». Pour seule réponse des mots que je ne comprenais pas. Des heures, des jours ont passé. J’ai fait le siège et les cent pas. Un médecin a fini par me recevoir. « C’est irrémédiable. Préparez-vous. Préparez-le ». Je n’ai pas tout saisi. Davantage assommée par la phrase sentencieuse que par la nouvelle qui n’était toujours pas dite. « On en saura plus après l’IRM » essayait de me rassurer le médecin. Ou de filer vers un autre rendez-vous. Il a fini par lâcher : « C’est un cancer. On ne connaît pas le stade. » J’ai encaissé, ou fait comme si. Je devais être la plus claire possible. Fidèle aux souhaits de Maurice : « Mon mari refuse tout acharnement thérapeutique. Accompagnez-le avec les moyens que vous avez. » Je ne quittais plus Maurice. Le temps était compté. Je ne quittais plus Maurice. A son chevet pour l’écouter. J’ai fait venir l’aumônier. Je ne quittais plus Maurice, mais lui, s’en est allé le 7 mars 2004. Trois jours avant l’IRM. Un mois avant ma retraite. Ça devait être son stade final. »
NB : Par souci de confidentialité, les prénoms ont été changés.